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Les sons interminables

Par Nuria Santos Estrella

 

A mon père…

À cette période de l'année, je n'ai pas beaucoup de clients, qui restent dans les cabanons.

J’en ai douze, mais cette semaine, seulement trois sont occupés. Les gens viennent de partout pour s’évader de la ville et séjournent dans un de mes cottages à cause de l’environnement sauvage et de la vue magnifique sur la rivière. Il y a tellement de visiteurs, que je ne me souviens à peine des conversations que j'ai eues avec mes clients.

« In fraganti » par Lina Pita, 2012

Je ne suis pas curieuse de nature, mais je suis impressionnée par la facilité qu’ont les gens à parler de leurs vies avec franchise ; j’aime donc poser des questions. Il y a souvent des similitudes entre leurs vies et cela m’intéresse rarement, mais je considère que les écouter fait partie de mon travail.

Il y a quelques jours, est arrivée la fille aux sons interminables, et depuis son départ, ce lieu semble différent tout comme moi.

Elle n'était pas très différente des autres visiteurs, mais il y avait quelque chose en elle qui m'a intriguée.

Quand elle est arrivée, elle a demandé à être dans la chambre la plus proche de la rivière. Nous descendions le long du sentier qui mène au cottage en dépassant un certain nombre d’arbres et la fille aux chansons interminables marchait silencieusement. Une fois arrivées, elle n’était pas comme les autres clients et n’avait pas fait la tournée de vérification habituelle de la chambre. En revanche, elle ferma les yeux et resta un moment en silence, puis, après quelques minutes, elle me dît que la chambre était parfaite ; plus tard, j'ai compris pourquoi…

Chaque matin, elle se réveillait au lever du soleil et partait pour une très longue promenade. Dans la soirée, elle arrivait à l'heure du dîner et aimait manger avec les autres clients.

A son dernier jour, elle est arrivée après le départ de tous les autres clients et elle mangeait seule quand je suis venue la saluer.

Quand nous avons commencé à parler, je m'attendais à ce qu'elle soit comme les autres invités et qu’elle me pose des questions sur ma vie dans cet endroit isolé, dont j'ai l'habitude de répéter mes dialogues. Mais elle a plutôt parlé de choses qui n'étaient pas dans mon script. Je me suis alors intéressée à ce qu'elle disait et j’ai décidé de m'asseoir et d’avoir une conversation avec elle. Je lui ai demandé ce qui l'avait amené dans cet endroit isolé. Elle a pris un peu de temps pour répondre, comme si elle gardait un secret. Puis, elle m'a dit qu'elle était à la recherche de sons interminables.

J'ai vécu dans un endroit de sons interminables, mais je ne l'avais jamais ressenti de cette façon, c’est peut-être quand les choses ont un nom qu’ils commencent à avoir sens.

Pour elle, les sons interminables sont liés à la nature et quand elle les a découverts, elle ne les a plus quittés. Pendant qu'elle parlait, j'ai remarqué cette lueur de personnes passionnées dans ses yeux. J'ai toujours été émerveillée par ce genre de personne, et de la façon dont leurs passions transforment complètement leurs vies.

Un son interminable : les vagues de l'océan, le jeu éternel entre la lune et la mer, l'orchestre des animaux de la jungle où chaque seconde un nouvel acteur est né, une forêt où les feuilles ne cessent jamais de tomber, la course infinie d'une rivière vers la mer, la danse du vent avec les branches, la pluie dans l'océan et l'hymne de la nage des poissons dans la mer.

«La lune jouant avec la mer » par Lina Pita, 2012

Je lui ai alors demandé pourquoi elle enregistrait les sons. Elle m'a expliqué qu'un jour, elle a été émerveillée et surprise par l'intensité de la musique et des sons. Par exemple, l'image de son défunt père était presque indifférente à son humeur, en revanche, écouter l'Opéra aura toujours un impact très profond et émotionnel sur elle. Dans sa mémoire, elle associe Opéra à son père et à son enfance. L'Opéra évoque chez elle un sentiment ambigu, mais la transporte en un instant dans le passé, pendant sa croissance. Chaque matin, son père chantait l’Opéra, la plupart des gens vont se réveiller avec un réveil, mais elle, écoutait plutôt Caruso, Pavarotti et Callas.

Pour la plupart des gens, prendre des photos est un moyen de mémoriser un moment dans le temps. Mais pour elle, les images n'ont aucun sens. Elle m'a dit que les sons et la musique sont liés à nos émotions et notre mémoire dans le cerveau. Nous établissons des liens entre eux, parce que nous les avons en nous-mêmes, nos battements de cœur sont des rythmes. La musique et les sons dans nos vies sont comme la clé qui ouvre les fichiers de notre mémoire.

«Nous prenons toujours des photos de paysages et de beaux endroits, mais les paysages nous parlent aussi» dit-elle. Elle a joué avec l'idée que chaque paysage parle une langue différente. Au lieu d'un album photo, elle a gardé un album acoustique. Au cours de ses voyages, au lieu d'une caméra, elle emportait un magnétophone et un microphone de sorte qu'elle ne capture pas juste un instant bref mais des milliers de souvenirs, d'images et de sensations sous la forme de vibrations qui voyagent des centaines de mètres par seconde dans l'air.

Langue d'origine: Espagnol

Traduction anglaise: David Adam Kess et Nuria Estrella Santos

Traduction française: Mané Sall

Cliquer ici pour écouter les sons interminables:

Mer et otaries. San Cristobal, Îles Galápagos, Equateur. Enregistré par Pablo Mejia Saccomori

Les oiseaux au lever de soleil. Quito, Équateur. Enregistré par Nuria Estrella Santos.