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Documentaire, réalisé par Thomas Grand, ZIDEOPROD 2009, 52 min. Piste sonore en wolof avec sous-titres français. Réalisé avec le soutien de la Coopération internationale au développement espagnole (AECID)

Récension par Thomas Zadrozny

Avec « Kayar – l'enfance prise aux filets », inspiré de la vie des pêcheurs au troisième port artisanal au Sénégal, le cinéaste français Thomas Grand propose un portrait fascinant et oppressant du drame que vive ce village de pêcheurs.

Kayar est situé à 60 km au nord de Dakar, la capitale, à côté d'une fossée marine, qui a fourni l'habitat à de nombreuses espèces marines différentes, dont beaucoup de valeur commerciale. Il y a aussi des terrains riches pour le maraîchage grâce à la disponibilité d'eau douce. En effet, le nom de Kayar reflète ces deux sources de revenus: il est orienté vers la mer et vers la terre. Des familles de Saint-Louis, de Yoff et de Rufisque sont venues s'installer et ont donné son caractère spécifique à Kayar. En 2002, le statut de ville lui a été conféré.

Comme la pêche était très lucrative pendant une longue période, le maraîchage a été négligé. Mais au cours des 10 dernières années la crise de la pêche a provoqué des difficultés croissantes pour Kayar. Les causes peuvent être recherchées dans la surpêche et la diminution conséquent des ressources halieutiques. À son tour, la surexploitation est entraînée par l'expansion incessante de tous les types de pêche, de la démographie humaine, des politiques encourageant la modernisation technologique, mais à défaut de réglementer l'accès aux ressources de manière efficace, l'absence de repos biologique pendant les périodes de reproduction des espèces clés et les incursions des chalutiers, qui détruisent les habitats sur les fonds marins. Ceci a notamment diminué la diversité des espèces exploitables.

Cliquez ici pour voir le début du film sur notre canal mundusmaris.

Le film décrit la vie et les perspectives d’Adama, jeune enfant pêcheur. Ce film très réel et dur, témoigne des causes profondes et des conséquences de l’exode massif des jeunes pêcheurs vers l’Europe.

Captivant, visuellement splendide, très mystique et d’une portée à la fois orientée vers la pratique et constamment philosophique, « Kayar – l'enfance prise aux filets » suscite aussi de la part des admirateurs du film le commencement de leur engagement à la résolution du problème sociétal présenté.

Thomas Grand évoque, à travers le destin d’un enfant confronté à la tradition de la pêche artisanale et aux nouvelles portes qui peuvent lui ouvrir la scolarisation, des innombrables problèmes qui vivent aujourd’hui nombreux villages de pêcheurs.

Des thèmes tels que l’accès à l’éducation, à la santé, à des formations professionnelles, les questions de responsabilité parentale, la reconversion professionnelle et d’alternatives à la pêche, sont présentés d’une manière simple mais réelle, claire et précise et cela avec l’effet magique mais pas du tout pittoresque de la vie en Afrique.

C’est la grande réussite du film: audace, repris en plein des réalités, mettant en scène les enjeux compliqués et l'espoir - tous ces éléments magistralement mélangés autour de la vie d’un garçon plein de vie et d’espoir.

En suivant la vie quotidienne d’Adama, le film nous fait vivre plusieurs chapitres de la vie à Kayar.

On voit comment les hommes pêcheurs, en plein apogée de leur vie professionnelle, sont fatigués de la dure vie des pêcheurs, et qu’en conséquence envoient leurs enfants à faire le travail à leur place et amener au foyer les gains de plus en plus modestes de ce travail.

 

Un moment important du film est quand l’on confronte ce fait au choix d’aller à l’école dans un village n’ayant qu'une capacité très modeste de scolarisation, ce qui est la cause de peu d’autres alternatives hors la pêche pour les garçons et la récolte pour les filles.

Kayar ne possèdant pas d'école maternelle et une capacité très limitée à l’école primaire, le film présente la réalité de la rentrée scolaire, où un grand nombre d’enfants doivent rentrer chez eux faute d’avoir trouvé une place.

Néanmoins les efforts de l’équipe pédagogique pour affronter ce problème sont très originaux puisqu’elle s'est organisée pour faire deux tournantes de classes parallèles avec les mêmes ressources disponibles.

En ce qui concerne l’éducation secondaire 500 jeunes peuvent être accueillis au niveau du Collège d'enseignement moyen (CEM) de Kayar.

Mais les jeunes souhaitant d'aller en avant avec leur éducation sont ensuite forcés à faire des très longs trajets et avec un transport publique chaotique pour arriver à Thiès, ville la plus proche ayant un lycée. Sans parler du défi prèsque insurmontable de faire des études supérieures.

Le film nous présente aussi le drame de l’émigration clandestine, fruit du manque d’avenir pour les jeunes de la région.

 

Ceux qui ne sont pas partis émigrer sont confrontés à ceux qui ont eu la chance de s’installer en Europe et qui investissent leur l’argent dans la construction de nouveaux bâtiments.

Des rêves cassés pour ceux qui restent face à la chance de ceux partis, chance qui cache le vrai drame de tous ceux décédés dans la dangereuse traversée et laissant leurs familles appauvries derrière.

Finalement la vie d’Adama nous mène à la crue réalité des services de santé publique de Kayar, qui simplement ne peuvent pas faire face aux plus simples services de base, ce qui se traduit par un taux élevé de mortalité enfantine et maternelle.

Toute cette problématique amène les habitants de Kayar à une réflexion sur leur situation et à la formulation des solutions possibles en ce qui concerne leurs besoins d’éducation et santé publique, mais aussi dans la nécessite de changer leurs mentalités pour éviter de tomber dans les pièges du simplisme.

On voit déjà dans le film certains résultats de cette mise en question sous forme d’une meilleure accessibilité des femmes à l’éducation et une plus grande transparence concernant leur rôle social. Autre signe que le film a montré des pistes d'action: depuis début 2011 il y a au moins une pharmacie, mais l'hôpital se fait encore attendre.

« Kayar », qui entend raconter à travers la vie d’un village les enjeux et conséquences de la mondialisation, dresse un portrait représentatif de la vie et les perspectives de différentes générations littéralement « prises aux filets ».

 

En même temps, ce documentaire montre et propose des actions « locales » qui ont un grand potentiel de renverser ces inconvénients et d’apporter une valeur ajoutée à la vie des villageois et ouvrir des perspectives de développement (durable) local.

C'est le troisième film documentaire de Thomas Grand. En se faisant accompagner par la musique de Seckou Keita ce cinéaste français - lébou réussit avec créativité et une photographie de haute qualité à produire un outil de communication sociale et de médiatisation pour le développement de la commune de Kayar.

 

Derrière le film il y a un vaste travail de recherche d'environ trois ans qui a permis de cibler avec précision la prise de conscience sur les défis et en préparant l’émergence de nouvelles initiatives pour faire face à ces enjeux cruciaux vécus à Kayar.

 
Le film "Kayar, l'enfance prise aux filets" a été sélectionné en compétition au second festival de films "Pêcheurs du monde", à Lorient en mars 2010. Le festival international sélectionne des films sur les pêcheurs et travailleurs de la pêche. Le jury était composé à parité de professionnels du cinéma et de professionnels de la pêche. Un jury jeune réunit des lycéen(ne)s de lycées maritimes et d'enseignement général. Cliquez ici pour le site du festival.

Pour en savoir plus, tournez la page et lisez l'entretien avec le cinéaste.


L'entretien avec Thomas Grand, Directeur de film

MM: Quel est le parcours qui vous a mené à Kayar ?

 

TG: J’ai réalisé en 2005 un film, produit par le Fonds Mondial pour la Nature (WWF) sur les enjeux de la mise en place des Aires Marines Protégées du Sénégal. Ce film m’a fait découvrir le monde de la pêche artisanale, à travers l’étude de quatre zones de pêches au Sénégal (St Louis, Kayar, Joal-Fadiouth, Kafountine-Abéné).

Kayar m’a beaucoup touché, j’y ai rencontré des mamans, des personnes âgées, des acteurs économiques, administratifs et sociaux, des travailleurs de la mer, des enfants…

Kayar en pleine saison ressemble à une mine, les gens travaillent nuit et jour, mais je me suis interrogé sur la vie de ces enfants âgés parfois même de 6 ans ou moins, que je voyais partir en mer, embarquer sur les sennes tournantes, tous ces enfants qui attendent le débarquement des pirogues pour chiper des poissons en pleine nuit ou en pleine chaleur ; il y a aussi la vie des jeunes filles dans les maisons ou dans les sites de transformation de poissons. Ces questionnements m’ont amené à écrire ce film.

MM: Pourquoi avez-vous choisi la musique de Seckou Keita pour accompagner les images?

TG: J’ai choisi cette musique pour son côté ouvert, sans frontière; l’appel du large, car ce film a été tourné juste après la vague d’émigration clandestine. Ce sont des musiques traditionnelles et créations arrangées par des musiciens sénégalais, égyptiens, et anglais.

Seckou Keïta, c’est un ami de Ziguinchor, un très grand musicien, chanteur, joueur de kora et percussionniste. Pendant le montage du film, je lui ai un jour présenté mon projet et montré les premières séquences du film en musique. Il a apprécié et nous a offert toutes les musiques du film. Je profite de cette occasion pour le saluer et le remercier encore chaleureusement.

 

MM: En regardant ce film intense, on a l’impression que tout le village de Kayar vit une évolution cruciale, cependant, le film montre que cette évolution est vécue différemment par différents groupes d'habitants sans pour autant déjà agencer les compétences des uns et des autres pour une amélioration significative de leurs conditions. Quel est le rôle actuel de ceux qui ont réussi l’émigration?

TG: Tout le Sénégal est en crise, crise sociale, sanitaire, éducative, économique, politique, beaucoup de schémas de vie se sont effondrés ces dix dernières années. Le secteur de la pêche artisanale a été dans un premier temps un secteur refuge, la mer nourricière abritait sous elle de nombreux malaises sociaux. Face à cette nouvelle pression anthropique et industrielle, la ressource a brusquement diminué, et les pêcheurs et travailleurs de la mer se sont retrouvés à devoir faire face à de graves difficultés.

En 2005-2006, plus de la moitié des pêcheurs de Kayar ont franchi ou essayé de franchir les barrières européennes, souvent à multiples reprises. Des Sénégalais candidats à l’exil, les pêcheurs étaient les plus nombreux, car ce sont eux qui emmenaient les pirogues, voyageaient gratuitement ou géraient ce nouveau business. Les pêcheurs n’avaient pas peur de mourir, ils connaissent très bien la mer. Ils n’avaient simplement plus d’espoir au Sénégal.

Ceux qui ont réussi l’émigration contribuent à régler de nombreux problèmes d’argent et allègent le quotidien des familles restées au pays, leur permettent de faire des investissements (achats de terrains, construction de bâtiments, etc….). Cette loterie initiale des candidats à l’exil (refoulé ou accepté….) a eu des conséquences psychologiques fortes pour ceux qui sont restés au pays. L’envie de partir reste aujourd’hui omniprésente chez les jeunes, ils voient chaque jour que certains des leurs arrivent à investir, alors qu’eux triment chaque jour en mer pour des gains incertains et insuffisants….

MM: Mais pourquoi Kayar et pas un autre village?

 

TG: Je souhaitais travailler avec ce film pour créer une plateforme de développement pour ONG’s, coopérations et ministères concernés, faire émerger un débat autour des pôles de développement fondamentaux de cette commune, pour que le film puisse témoigner de la vie de ces familles de pêcheurs et faire entendre leur voix.

Je souhaitais aussi à travers ce film que les acteurs du film puissent eux-mêmes créer un débat autour de leur vie, de leur culture, de leur avenir, de leur commune.

Mon travail est orienté vers le développement local bien sûr, mais Kayar représente aussi toutes ces incertitudes actuelles des zones de pêche artisanale au Sénégal et ces enjeux de développement des communes de pêche au niveau national.

MM: Quelles ont été les réactions locales à Kayar au propos du film?

TG: Il était impensable de diffuser ce film sans avoir organisé au préalable un événement à Kayar. Nous avons donc à l’issue du mixage du film organisé une grande projection de nuit en plein air, avec écran géant, sur le quai de pêche de Kayar. Presque tout le village était présent, ainsi que des représentants de la Cinématographie au Sénégal.

Le film a été bien accueilli je crois, de nombreux villageois nous ont adressé des prières. Le film a été largement copié et diffusé, et tous les acteurs de développement à Kayar ont une copie du film à leur disposition. Plus de 200 copies du film ont été distribuées.

Je tiens aussi à parler de notre regretté père du documentaire africain, Samba Félix Ndiaye, qui avait réalisé en 1977 un film « Gëti Tey » sur les communautés de pêcheurs de Kayar, et qui nous a conseillés et accompagnés tout ou long du montage et au début de la distribution de « Kayar, l’enfance prise aux filets ». Il avait parrainé la distribution du film et était même retourné à Kayar 30 ans plus tard à l’occasion de la projection en plein air. Je lui dédie ce film.

MM: Si vous aviez la possibilité de faire un film sur Kayar aujourd'hui, y-aurait-il beaucoup de différence par rapport au tournage en 2009 ?

TG: J’aurais un souhait, me focaliser plus encore sur des initiatives sociales naissantes (comme par exemple la création d’un jardin d’enfants….) et partir de ces initiatives pour introduire les focales du film, afin que le film ne soit pas qu’un cahier de doléances mais aussi le témoignage d’un engagement humain et social.

MM: Vous avez décroché des prix et des reconnaissances grâce au film « Kayar – l'enfance prise aux filets ». Lequel a été le plus significatif pour vous?

TG: Merci, chaque occasion de parler du film est une victoire pour nous. Depuis 2 ans maintenant, l’invitation au Festival Pêcheurs du Monde (Lorient, mars 2010) a été l’une des meilleures opportunités pour parler des enjeux de Kayar. La projection-débat était une vraie tribune pour Kayar, car l’assistance était composée de professionnels de la pêche, d’organisations de protection de la pêche artisanale, de lorientais…

Nous avons pu parallèlement approcher la mairie de Lorient qui est historiquement liée à Kayar, et nous avons pu discuter autour du film avec le service de coopération de la mairie. Tout est entre leurs mains maintenant. Je tiens à remercier plus particulièrement tout l’équipe du Festival Pêcheurs du Monde, Alain le Sann, Danièle Le Sauce et surtout Lamine Niasse, sans qui tout ceci ne serait jamais arrivé.

Thomas Grand avec le documentariste Samba Félix Ndiaye, peu de temps avant sa disparition

MM: Avez-vous des nouveaux projets en vue ?

TG: Oui, j’ai monté depuis 7 ans maintenant une structure de production audiovisuelle, Zideoprod, spécialisée dans la production et dans la réalisation de films pour structures privées, publiques, ONG’s et coopérations en Afrique de l’Ouest. Nous répondons à des demandes précises autour de programmes de développement.

Parallèlement, je développe actuellement un projet audiovisuel encore dans un village de pêcheurs et encore avec des enfants pêcheurs, mais plus sur l’aspect reconversion et formation professionnelle, à travers un exemple concret, la création et le suivi d’un jardin éducatif (techniques d’agriculture et d’élevage, jardins fruitiers), afin de créer des activités nouvelles pour tous ces jeunes poussés vers la mer. Nous cherchons actuellement l’appui direct de partenaires pour financer ce projet pluriel (film-jardin éducatif).

MM: Alors, un film de l’autre côté du problème – en Europe - est-il envisageable ?

TG: Oui, j’ai souvent pensé à faire un film à partir des pêcheurs partis clandestinement de Kayar vers l’Europe, pour les faire témoigner, faire témoigner ce qui sont restés, comprendre la nature des liens qui se transforment par cette distance et par ces intérêts… Ce film pourrait apporter des réponses aux préjugés et aux questionnements de ceux restés au Sénégal, et une lumière supplémentaire sur la vie et le quotidien des migrants.

MM: merci d'avoir partagé vos vues et projets avec nous.

Propos recueillis par Thomas Zadrozny pour Mundus maris. Thomas Grand vit au Sénégal. Il peut être contacté à l'adresse suivante:

Thomas Grand
Zideoprod
Production Audiovisuelle, Conseil en Communication
BP 24990 Ouakam-Dakar, Sénégal
Tel: 00 221 77 458 65 13
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