Comment le plancton océanique fait la pluie et le beau temps sur Terre. Comment sa biodiversité conditionne nos existences quotidiennes. Comment la diminution de micro-algues nommées diatomées et le regaindes dinoflagellés ou des cyanobactéries archaïques, peuvent menacer notre santé à brève échéance. Comment le pire impact de la pollution plastique de l’océan n’est pas celui dont parlent les médias. Enfin, pourquoi, le programme Iodysséus est au cœur d’enjeux qui concerne l’écosystème global de la planète.

Les réponses de Pierre Mollo, enseignant-chercheur et biologiste marin, pierre angulaire du comité scientifique de Iodysséus, dirigé par le skipper Eric Defert. Tous les humains ont de l’eau salée – le plasma, souvenir de nos origines marines – dans leurs veines. Mais certains plus que les autres à l’image de Pierre Mollo. Élevé sous les murs de Port-Louis à la «godaille», la part du poisson laissée aux marins-pêcheurs, il a eu droit à un supplément. Avec le plancton en prime. «Le pain de la mer», disaient son grand-père et les anciens. Rien n’empêchera «Pierrot» d’y consacrer sa vie. À 21 ans, en 1969, il se fait la belle de l’usine où il est ajusteur suite à son CAP. Destination le Japon via Quiberon: «Les Japonais avaient 20 ans d’avance en biologie marine, culture des micro-algues, phyto et zoo plancton», se souvient-il. Cette avance, il la met en œuvre, d’abord à Houat, au service des pêcheurs puis à celui de tous les métiers de la mer d’ici et d’ailleurs. Faute de matériel pédagogique existant, il enseigne aux futurs professionnels avec, comme manuel de cours, «L’Océan, les bêtes et l’homme» d’Anita Conti. Il croisera le chemin de «La Dame de la mer» en personne.

Son engagement dans la cause du plancton le conduit à sensibiliser, témoigner, alerter. Conférences, films, livres, Pierre Mollo met en lumière «l’écologie des invisibles», cet univers de l’infiniment petit indispensable à la bio-ingénierie de la planète. Devenu chercheur, lesté d’une maîtrise (en ethnologie), il devient l’ambassadeur du «petit peuple de la mer» – microscopique – sans cesser de se présenter humblement comme «biologiste marin», ni de rester fidèle à Houat. Pierre Mollo est à l’origine de l’Observatoire du Plancton de Port-Louis, son port natal, conçu dans son esprit pour prévenir des risques sanitaires liés à une dégradation de la biodiversité planctonique déjà amorcée. Pierre a récemment inspiré et co-composé une suite symphonique intitulée «La voix des océans». Un hymne à la vie marine. Il a aussi inspiré la vocation du programme Iodysséus et celle de son skipper Eric Defert. Pierre Mollo a rejoint le comité scientifique de Iodysséus dont il est devenu la Voix des Océans.

Nous avons rencontré Pierre Mollo en occasion de la rencontre de Slow Fish à Gênes, en mai 2019, où nous avons beaucoup parlé sur comment renforcer la sensibilisation et les savoirs des citoyens vis-à-vis de l'océan. Il nous a de suite autorisé de reprendre entièrement l'entretien avec Jean Pierre Pustienne publié sur le site de Iodysséus.

Q: Entre autre service rendu à la planète et ses habitants, l’océan et les écosystèmes planctoniques absorberaient 25 à 30 % du CO2 émis et produiraient en échange 50% de notre oxygène, selon les estimations courantes. Vous-même vous singularisez en estimant que c’est bien plus, pourquoi?

R: Le phytoplancton – les micro-algues – forme des prairies transparentes, le plus souvent, mais infiniment plus vastes que la superficie de toutes les terres émergées. Comme les forêts, ils ont besoin de trois éléments: de la lumière, des sels minéraux et du CO2 qu’ils transforment en oxygène. Quand on sait que le CO2 est plus lourd que l’air, pourquoi ne retomberait-il pas deux fois sur trois dans l’Océan qui recouvre 70 % de la planète? Est-ce que les vents, dont je ne nie pas l’importance, détournent massivement le CO2 sur les seuls continents? Je maintiens que l’océan et le phytoplancton absorbent 70 % du gaz carbonique, au pro rata de la surface. Ils n’en piègent peut être, à long terme, qu’une partiesur le long terme: mais c’est autre chose. Si la terre à deux poumons, comme on l’entend, le poumon océanique est prédominant. En résumé, le plancton fait la pluie et le beau temps sur la planète comme dit Guy Jacques, depuis près de 3,5 milliards d’années. Nous habitons la planète Plancton.

Q: La pluie et le beau temps? Vous faites référence au rôle du plancton dans l’atmosphère et le climat?

R: Oui, au sens propre, dans le cas du climat, mais aussi au figuré dans un sens plus large. Les nuages ne contiennent pas que de la vapeur d’eau. Il sont ensemencés par des particules, bactéries et autres micro-organismes qui nous pleuvent dessus. Au figuré, cette fois, ça signifie que chaque fois qu’on a un impact sur l’Océan, ça nous retombe dessus. Pour moi, étudier le plancton, c’est prédire l’avenir. Aujourd’hui, je travaille avec des étudiants sur un programme Erasmus+ pour les collèges et les lycées du Likes à Quimper. Ils auront 50 ans en 2050. Voilà 50 ans, j’étais à leur place. Je revenais du Japon où j’avais été initié à l’aquaculture. Ma question c’était: comment le phytoplancton et le zooplancton nous fourniraient-ils des protéines dans les années 2000? Là-dessus je n’ai pas dévié. Quand nous serons neuf ou dix milliards de terriens, les ressources végétales terrestres ne suffiront pas, faute d’espaces disponibles. Nous serons bien contents de trouver les protéines de l’océan pour nourrir l’humanité. À condition naturellement d’imposer une pêche raisonnée. Et, entre autres pures aberrations, de cesser de sacrifier 5 à 10 kilos de poissons transformés en farine pour produire un kilo de poissons d’élevage insipide. L’aquaculture peut – et doit – servir la ressource, et non l’inverse. C’est la conviction qui nous portait quand nous avons lancé, avec les copains, des campagnes de repeuplement et l’écloserie de homards de Houat, dans les années 1970. À l’époque j’étais payé par la coopérative des pêcheurs pour comprendre comment tout ça marche.

Q: Alors comment ça fonctionne en résumé?

R: C’est assez simple. La toute première condition c’est la biodiversité à la surface de l’eau.Tout commence donc par la richesse et la variété du phytoplancton. Quand cette diversité diminue, celle du zooplancton qui s’en nourrit aussi et donc celle des larves et des alevins, et ainsi de suite, jusqu’à notre assiette. Bref, la ressource s’appauvrit. Mais pas elle seulement. Dans le plancton tout est interconnecté: la biodiversité et la ressource mais aussi les équilibres complexes du système Terre et le climat. Les biologistes marins constatent aujourd’hui, un peu partout, un recul de la biodiversité planctonique. Or, quand on se reporte aux archives sédimentaires, on s’aperçoit que les régressions planctoniques, les coupures de biodiversité, signent des phases critiques dans l’histoire de notre planète. Comme par exemple, lors d’une précédente période de réchauffement intense, il y a 56 millions d’années, où l’océan arctique n’était plus du tout gelé.

Q: Comme demain? La réponse est aussi et encore dans la biodiversité du plancton. Cette biodiversité planctonique justement vous la scrutez personnellement depuis plus d’un demi-siècle. Concrètement, elle va comment ici, chez nous en Bretagne?

R: Mal. Un indice récent parmi d’autres: l’été dernier (2018) la baignade a été interdite dans le Sud-Finistère à cause de marées rouges. Je ne me souviens personnellement pas d’avoir déjà vu ça auparavant: des marées vertes, oui, mais c’est une autre histoire. Le responsable s’est révélé être un dinoflagellé, heureusement inoffensif en lui-même pour les humains. Noctiluca scintillans, la coupable, est surtout connue pour faire, la nuit, des étincelles bleutées dans le sillage des bateaux ou les vagues. Et pourtant, sa prolifération soudaine est loin d’être anodine. Parce qu’il y a 50 ans, quand je travaillais à Houat, découvrir un seul dinoflagellé sous son microscope, faisant figure d’événement. J’appelais les copains: «Viens voir, j’en ai un beau!». Alors, les diatomées dominaient. Aujourd’hui, quand je reviens à Houat, je vois des dinoflagellés tout le temps et toujours en plus grand nombre. Il faut savoir que dans cette classe (2,400 espèces) de phytoplancton archaïque, tous ne se contentent pas de photosynthétiser la matière organique comme les autres. Une partie saute un maillon dans la chaîne en se nourissant d’autres phytoplanctons. C’est le cas de la bioluminescente Noctiluca scintillans.

Q: Quel rapport avec ce phénomène de bioluminescence?

R: Il existe, mais il faut savoir que Noctiluca n’est pas là pour faire un show de lumière. Dinoflagellé signifie, littéralement, «fouet terrible» et Noctiluca est un prédateur armé. Avec ce fouet, elle capture des proies qu’attire justement sa bioluminescence – une sorte de pêche au lamparo. Ses proies préférées sont les fines et craquantes diatomées dont raffole le zooplancton. La mer qui brille la nuit est mauvais signe pour les pêcheurs. Cela signifie que les micro-crustacés, les copépodes, à la base du menu des alevins, larves et autres fretins n’ont rien à se mettre sous la dent: Noctiluca a déjà croqué sa part. Et, elle, elle est bien trop grosse pour leur petites bouches. Résultat, le poisson que le pêcheur convoite, choisit d’aller voir ailleurs si la table est mieux servie.

Q: C’est la loi du genre cette compétition: il n’y a rien de plus grave?

R: J’y arrive. Noctiluca scintillans annonce à sa manière de signal lumineux un contexte favorable à la venue d’autres dinoflagellés qui sont, eux, toxiques: Dinophysis (voir à droite), Alexandrium, Gonyaulax, par exemple. Chez l’humain, leurs effets vont respectivement de l’accélération du transit intestinal jusqu’à la paralysie, le coma voire le décès. En moyenne, 15 jours après l’apparition du noctiluque, Dinophysis rend les huîtres et autres fruits de mer impropres à la consommation. Mais, sous d’autres latitudes que les nôtres – pour l’instant – il y a pire, bien pire. Karenia brevis. D’aucuns disent qu’elle est à l’origine de l’histoire de la première des «plaies d’Égypte» citées dans la Bible: les eaux du Nil qui se changent en sang entraînant la mort du poisson. Une histoire toujours d’actualité et même plus que jamais. Pas plus tard que l’été dernier, encore, sur la côte ouest de la Floride cent tonnes de cadavres de poissons et mammifères marins victimes de Karenia se sont échoués sur les plages à la suite d’une marée rouge. Cette espèce de dinoflagellés répand directement dans l’eau des neurotoxines mortelles. Elles tuent les animaux marins mais sont susceptibles d’affecter également les humains par ingestion ou simplement en les respirant. C’est la double peine, économique, pour la pêche et pour le tourisme. Aux Etats-Unis, les pertes dues aux marées toxiques (Harmful Algal Blooms (HAB) en anglais, NDLR) frôlent désormais le milliard de dollars pour le seul secteur des pêcheries, un chiffre en augmentation constante.

Q: D’où surgissent soudain ces dinoflagellés toxiques?

R: Ils vivent en kystés dans des sédiments qui constituent leur niche écologique favorite. Ils attendent là, en dormance le temps qu’il faut, les conditions qui leur conviennent pour croître et se multiplier. Toute manipulation de certains sédiments marins a ainsi un rôle sur la toxicité du plancton. On le sait avec Dinophysis. C’est un bon motif pour s’opposer fermement aux projets d’extraction de sable tel celui du cimentier Lafarge, en 2007, prévoyant de prélever des centaines de milliers de tonnes par an en baie d’Etel, entre Gâvres et Quiberon (le projet a été suspendu en 2009, NDLR). Plus on remue la m... des sédiments, plus la m... nous retombera dessus, tôt ou tard.

Q: Pourquoi doit-on craindre en particulier le recul des diatomées parmi des dizaines de milliers d’autres d’espèces?

R: Parce qu’il ne s’agit pas d’un embranchement archaïque comme les autres. Les diatomées sont un composant majeur du plancton tel qu’il a favorisé, accompagné et soutenu l’explosion de la vie sur Terre, notamment le développement de l’espèce humaine à une époque somme toute récente. Leurs services sont exceptionnels. Elles représentent, à elle seules, au minimum 25 % de l’oxygène que nous respirons, 40 % du CO2 piégé par l’océan et 50 % de la production primaire de matière organique à l’échelle de l’océan global. Autrement dit, elles fournissent une base irremplaçable dans la chaîne qui convertit cette énergie jusqu’à nos assiettes. Avec plus de 14,000 espèces répertoriées, ce sont elles, les diatomées, qui constituent la plus grande diversité du phytoplancton. Leurs apports nutritionnels sont aussi diversifiés que riches. Certaines sont bactéricides, d’autres produisent beaucoup de protéines, d’autres encore des Oméga 3 etc. Bref, dans les diatomées, il y a naturellement ce dont le vivant a besoin, humains compris. Avec d’autres embranchements, c’est nettement moins le cas.

Q: Un dépérissement, momentanée et régional, des diatomées ne peut-il pas être lié à des cycles, tel l’Oscillation Multidécennale Atlantique (AMO) dont les périodes sont de 70 ans? Ne sommes-nous pas actuellement dans une phase chaude?

R: C’est certainement un facteur aggravant. Les diatomées sont effectivement très sensibles à la température de l’eau. Elles apprécient plutôt, je l’ai vérifié personnellement, la fraîcheur des zones polaires et ne supportent pas plus de 18-20°C. Cependant, leur sensibilité à la pollution n’est pas moins importante ou critique. Au point d’ailleurs qu’elles servent de bio-indicateurs officiels de la qualité de l’eau. Pesticides, fongicides, Round Up, engrais issus de la chimie de synthèse, tout ce que l’humain répand dans le sol aboutit à la mer par le ruissellement et les estuaires. Deux écotoxicologues, Geneviève Arzul et Françoise Quiniou, ont pointé en 2016 l’impact des pesticides sur les eaux littorales. Leur conclusion est claire: les diatomées sont leurs principales victimes et il suffit pour ça de traces infinitésimales de Round Up et autres pesticides. Ce diagnostic confirme des études similaires remontant au début des années 1980, il y a bientôt 40 ans. D’un autre côté, l’enrichissement excessif en nutriments, l’eutrophisation, qu’elle soit naturelle avec les remontées d’eaux profondes et/ou aggravées par les fertilisants agricoles, phosphate et azote, induit des pullulations de dinoflagellés et decyanobactéries. Ces dernières entraînent l’asphyxie et la mort du milieu. Qu’il s’agisse d’étangs, de lacs ou de zones océaniques entières dont la désertification gagne du terrain.

Q: Si l’on a bien retenu, les marées rouges et les marées toxiques existaient bien avant notre ère industrielle dite «anthropocène», l’ère de l’Homme. A quel point les activités humaines sont en cause?

R: Avec les pesticides et le Round Up, pas besoin de faire un dessin, on va droit dans le mur et pas que pour ce qui concerne les diatomées. Mais si on ne limite pas, ou mieux n’arrête pas, également les déversements massifs de nitrates et phosphates dans les sols, la catastrophe n’est pas moins inévitable. La démonstration? Nous y avons droit chaque été en Bretagne comme quasiment partout en France avec la fermeture, désormais récurrente, de plans d’eau intérieurs interdits pour cause de blooms ou efflorescences de cyanobactéries. Je rappelle au passage que partout où il y a de l’eau, il y a du plancton. À l’échelle de l’Hexagone, on a affaire à un problème environnemental émergent. Aux États-Unis, pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, la situation atteint des proportions critiques dans plusieurs grands lacs comme sur les littoraux, côte Est et côte Ouest confondues. En Floride encore, pas plus tard qu’en août dernier, une marée brunâtre a été déplorée: un bloom de Trichodesmium, une cyanobactérie filamenteuse et très urticante, comme on n’en n’avait vue depuis des siècles. Chez nous, en France, au cours de l’été 2017, nous avons eu à déplorer la perte d’animaux domestiques causée par ces blooms de cyanobactéries. Mais, tout comme ceux produits par les dinoflagellés, ils sont potentiellement mortels pour l’humain.

Q: Les cyanobactéries ont rendu d’immenses services à la Planète et l’une d’entre elles, la spiruline, est regardée comme espoir pour nourrir demain 10 milliards d’humains. Expliquez-nous: où est le péril?

R: La spiruline est une exception chez les cyanobactéries. C’est un excellent complément alimentaire, et surtout, surtout continuez de la consommer pour votre bien. Pour les autres cyanobactéries, c’est une autre affaire. Ces bactéries ancestrales appelée assez improprement «algues bleues» sont en majorité dangereuses. Très dangereuses, en fait. Une bonne quarantaine d’entre elles produisent des cyanotoxines figurant parmi les plus puissants poisons naturels sans antidote connu. Des études (sur les souris principalement, NDLR) ont par ailleurs démontré chez elles des effets cancérogènes et tératogènes, à savoir entraînant des malformations de l’embryon. Le regain actuellement constaté des populations de cyanobactéries, ici et là sur la planète, en eau douce ou salée, tend à faire craindre à un grand bond en arrière. Leurs ancêtres ont régné voilà 3,5 milliards d’années durant une très longue période d’intense activité volcanique où la biodiversité n’était pas gagnée, c’est le moins qu’on puisse dire. Alors oui, on doit en bonne partie aux cyanobactéries l’invention de la machine à dégager de l’oxygène par photosynthèse, le piégeage d’un CO2 alors infiniment plus abondant qu’aujourd’hui, et la désacidification de l’océan primitif permettant une amorce d’évolution. Mais, ces services rendus dans un autre contexte, leurs performances anti-oxydantes et les redoutables stratégies qui leuront permis de traverser cinq extinctions massives ne sont pas en phase avec une biosphère aussi confortable que celle dont nous bénéficions. Et c’est un euphémisme.

Q: Actuellement les médias se focalisent sur la pollution des océans par le plastique. Quelle est son incidence sur le plancton?

R: Sur une échelle de gravité, les risques sont inversement proportionnels à la dimension des gros déchets ramassés sur les plages. Sous nos microscopes, un autre danger, plus délétère, apparaît. On ne compte plus aujourd’hui seulement des copépodes ou diatomées mais des micro-filaments de plastique présents à l’intérieur du plancton lui-même. Sont identifiées principalement des micro-fibres de textiles synthétiques, provenant notamment des «polaires» issues de l’industrie du recyclage du plastique. À chaque lavage en réalité, à l’échelle du monde industrialisé, ces fibres rejoignent l’océan par milliards de milliards.

Q: Vous voulez dire qu’une partie non négligeable de la pollution plastique vient à notre insu de nos machines à laver le linge, c’est ça?

R: Tout à fait. De votre machine en passant par les stations d’épuration, à l’heure actuelle, rien ne filtre ou n’arrête ces microfibres invisibles. Il est temps d’exiger que les fabricants de lave-linge fassent quelque chose (une seule initiative dans ce sens est connue, NDLR). Ces fibres intègrent la chaîne alimentaire jusqu’à nous. L’observateur rencontre parallèlement de plus grosses particules, issue de la fragmentation des plastiques, de l’ordre de 500 microns (millionièmes de mètre, NDLR). Celles-ci jouent un rôle inattendu mais pas moins pernicieux.

Q: Selon les travaux de Tara, elles favorisent en fait la production de diatomées! Comment et pourquoi?

R: Lestées par leur frustule, une carapace siliceuse, les diatomées sédimentent, c’est-à-dire qu’elles coulent vers le fond. Dans leur chute, elles s’accrochent à tout ce qu’elles rencontrent. Aux lignes de mouillages des navires, aux bouées, et aussi à ces fragments de plastique entre deux eaux. C’est ce qui se passe en fait, à une autre échelle et dans un autre domaine, avec les radeaux baptisés Dispositif de Concentration du Poisson (DCP) qu’utilisent les thoniers industriels dans l’océan Indien qui contribuent à la surexploitation de la ressource. La concentration des diatomées sous le radeau attire les copépodes qui attirent à leur tour petits et gros poissons jusqu’aux thons albacore. Avec nos micro-fragments plastiques servant de flotteurs improvisés aux diatomées, les prédateurs gloutons vont cette fois avaler leur casse-croûte avec l’emballage, je veux dire les diatomées avec le plastique! Encore une fois, celui-ci rejoint la chaîne alimentaire. On en retrouve désormais dans le sel marin, comme dans nos selles car il est globalement excrété, on l’évacue quoi. Ce qui fait débat, ce sont les traces des composés chimiques que les plastiques contenaient et qui passent dans les organismes. Par exemple, des nano-résidus de métaux lourds ou encore des phtalates, ces molécules utilisées pour assouplir les plastiques. Elles s’avèrent des perturbateurs endocriniens susceptibles d’affecter les capacités de reproduction, la nôtre comprise. Nous n’avons encore aujourd’hui aucune certitude sur les conséquences en termes de santé publique. Loin de moi l’idée d’opposer ici deux dangers. Cependant, le risque sanitaire lié aux marées toxiques de dinoflagellés et cyanobactéries ne me paraît pas moins grave et me semble encore plus direct.

Q: Par quelle voie passe cette menace écotoxique sur notre santé?

R: Je l’ai dit. Par la respiration tout simplement. L’inhalation des toxines de dinoflagellés et cyanobactéries sous forme d’aérosols, des embruns si vous voulez, est une forme d’exposition reconnue. Elle concerne, directement, les populations iliennes et littorales. La question est très sérieuse à l’heure où, plus ou moins, 50% des européens vivent près d’une côte et bientôt 80% de l’humanité. On nous dit, et je suis le premier à le répéter, venez respirer l’air vivifiant du bord de mer. Vivifiant oui, bon pour la santé, vrai, mais ça dépend en fait du plancton qui prolifère dans la mer au moment où vous ouvrirez vos bronches.

Q: Depuis quand connaît-on ce type de danger lié aux aérosols marins et comment l’évalue-t-on?

R: Il y a longtemps, lorsque je vivais sur Houat, j’observais qu’à certaines périodes de l’année les pêcheurs étaient victimes d’irritations, cutanées et/ou oculaires, assez semblables à des allergies aux pollens. Dès les années 1970 des études sérieuses ont relevé la coïncidence de problèmes respiratoires sévères avec les pics de dinoflagellés chez les habitants des îles Eoliennes. Des dinoflagellés qui étaient bien moins présents qu’aujourd’hui et on ne parle pas de cyanobactéries. À l’époque, Anita Conti en personne, celle que les pêcheurs surnommaient «La Dame de la Mer», m’a ouvert les yeux sur les aérosols marins et les problèmes qu’ils peuvent propager. On peut anticiper, prévoir ce risque croissant en fonction de la composition du plancton à un instant «T». C’est ce qui m’a motivé, plus tard, à créer un Observatoire du Plancton à l’image de ce qui existe pour la surveillance de la qualité de l’air en ville. Prélèvements et analyses ponctuels dans le temps, sont insuffisants. Il faut une vigilance permanente corrélée à la météo marine pour pouvoir alerter utilement.

Q: Une observation citoyenne, par des gens formés et impliqués, peut en limiter les coûts: c’est le concept des observatoires du plancton. Vous avez alerté les autorités sur ce nouveau risque, avec quels résultats?

R: Plutôt deux fois qu’une. J’ai envoyé des rapports à Ségolène Royal et encore récemment à Nicolas Hulot. Sans réaction. Au moins, ils ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas. Les gens qui s’intéressent réellement au plancton sont hélas une poignée, des scientifiques et quelques professionnels. Il faut éveiller les consciences, expliquer sans relâche les rôles, les services et les risques multiples du plancton. À titre personnel, cela fait 30 ans que je rame pour faire entendre ce que je vous dis aujourd’hui. Et à mon étonnement, ce sont les Chinois qui m’ont entendu à ce jour. Ils ont repéré l’Observatoire sur Internet et m’ont fait venir chez eux. En six mois nous avons mis sur pied un observatoire citoyen du plancton à Tsingtao, une mégapole de neuf millions d’habitants située sur la presqu’île de Shandong. Au final, je me dis que ce n’est pas un hasard: ils ont aujourd’hui de l’avance sur ces questions, comme les Japonais à mes débuts dans l’aquaculture. Je suis convaincu que les Chinois iront plus vite que nous sur ce terrain-là aussi. Cela dit, la qualité et la médiatisation du travail des scientifiques de Tara ont donné un salutaire coup de projecteur à la cause planctonique. Concentré sur les aérosols océaniques, le programme Iodysséus tel que nous le développons ensemble vient maintenant renforcer et compléter l’action de Tara et celle des observatoires. Plus nous serons nombreux, plus nous convergerons, plus nous aurons de chances de faire bouger les lignes.

Q: En quoi selon vous Iodysséus peut apporter une contribution décisive à la cause du plancton, comme vous dites?

R: En se déplaçant sur les océans, en portant un message, en rapportant des informations toujours plus pointues sur le contenu et les interactions des aérosols marins. La dispersion du plancton à grande échelle dans l’atmosphère a lieu lors des tempêtes et c’est alors trop dangereux pour l’analyser. Par sa vitesse, le trimaran Iodysséus sera capable déclencher l’équivalent d’une tempête avec l’étrave de son flotteur sous le vent. C’est intéressant parce que jusqu’ici on simule ces phénomènes en laboratoire avec fatalement des biais. On ne fera jamais aussi bien que l’expérience in situ de l’océan. Techniquement également, Iodysséus doit permettre de faire évoluer les outils de captation des aérosols, aujourd’hui rudimentaires, en convainquant, espérons, des industriels de les développer et de les automatiser de façon à ce que l’on puisse implanter à terme un véritable réseau et des modèles de surveillance de la qualité des aérosols océaniques. Les enjeux, ne sont pas minces puisqu’ils concernent plusieurs centaines de millions d’humains. Enfin, en résumé, Iodysséus est important pour que nous puissions continuer à profiter du bon air marin et de tout ce qui va avec, de la pêche à l’économie balnéaire et touristique. Cela n’exclue pas, au contraire, qu’il contribue à l’essor de biotechnologies issues de la mer, capables de faire émerger des modèles économiques durables, réellement durables. L’océan recèle bien des solutions, je dirais même un océan de solutions.

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